La joie n’a pas de cause :
Des émotions nous traversent à chaque instant, causées ou réveillées
par des événements du monde. Certaines sont agréables, elles nous
donnent de la joie, d’autres désagréables et nous donnent de
la tristesse. La tendance naturelle est bien sûr de préférer les
premières. Or c’est là le plus subtil des pièges. Car mon rapport au
monde se réduit alors à deux pauvres critères : j’aime, je
n’aime pas. Si je n’aime pas, je suis malheureux. Mais si j’aime, je
ne suis pas heureux pour autant car je suis inquiet de perdre.
Perpétuellement tendu vers ce que j’aime et raidi contre ce que
je n’aime pas, je ne suis jamais détendu ni à l’aise. À préférer la
joie à la tristesse, je ne suis jamais véritablement dans la joie. En
outre, à perpétuellement chercher dans le monde des
causes de joie et à fuir les causes de tristesse, je finis par ne
plus regarder le réel qu’en fonction de cette opposition. Or le monde
est infiniment plus riche que ce regard qui l’enferme dans
la dualité du "j’aime/j’aime pas". D’avoir des préférences, je perds
la grâce du monde.
Qui n’a pas vécu une fois dans sa vie un instant privilégié où
soudain, sans raison apparente, l’être tout entier est envahi par une
félicité sans limite ? Je ne cherche rien, je ne veux rien
provoquer, je suis, durant quelques secondes, pur accueil de ce qui
se donne et la joie est là !
Pourquoi perd-on la joie à chercher des causes de joie ? Parce que
la joie n’a pas de causes ! Elle survient précisément lorsque je cesse
de regarder le monde selon le critère de ce qui va me
causer des émotions agréables ou désagréables. La joie naît d’un
regard sans critères, sans préférence : un regard vierge, innocent -
féminin puisque pure réceptivité. Un rapport au monde qui
laisse être les choses. Ce n’est qu’un regard gratuit sur le monde
qui peut en révéler la grâce.
Ne plus préférer : cela signifie-t-il devenir indifférent ? Tout au contraire.
Quitter un système de différences binaire ("j’aime/j’aime pas"),
c’est entrer dans la richesse infinie des différences du monde. Regarder
le monde selon le seul critère de ma préférence
l’appauvrit considérablement : je ne vois plus ce qui est, mais je
sélectionne dans l’apparence ce qui peut me faire du bien ou du mal. Je
crois m’intéresser au monde, car j’ai des préférences,
mais en préférant je me rends indifférent à ce qui n’entre pas dans
cette indigente dualité : agréable ou désagréable. Le reste n’est pas
regardé.
Qu’est-ce que regarder vraiment ?
C’est s’ouvrir au monde sans schéma. Donc sans préférence. Alors le
monde dans sa richesse peut commencer à m’apparaître. Et il me comble.
Je l’aime. Contempler un paysage, toucher un arbre,
jouer avec un enfant : c’est lorsque je n’attends rien que tout peut
m’être donné. Dès que je lâche mes préférences, je m’oublie moi-même.
Car ce que j’appelle "moi", mon ego, n’est autre qu’un
système de préférence sophistiqué, un mécanisme d’opposition binaire
où j’enferme ce que je vois physiquement et les autres, et dont je suis
prisonnier.
Au-delà de l’opposition joie/tristesse, au-delà de la dualité
"j’aime/j’aime pas", existent une joie et un amour sans cause ni
contraire.
Au-delà du moi, Je Suis Joie.
( Denis Marquet )
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